Après avoir chroniqué la vie d’une dizaine de lycéens dans À l’ouest de Pluton (West of Pluto, 2008) et de 8 jeunes fans de musique et leurs rapports à Internet et aux réseaux sociaux dans Ma tribu c’est ma vie (My Tribe Is My Life, 2011), Myriam Verreault revient avec Kuessipan (« À toi » ou « À ton tour » en Innu-aimun) qui sort ce mercredi 27 janvier. Adapté du premier roman de Naomi Fontaine, qui est aussi co-scénariste, le film se concentre sur la relation qui lie depuis l’enfance Mikuan Vollant (Sharon Fontaine-Ishpatao) et Shaniss Jourdain (Yamie Grégoire), dans la communauté innue d’Uashat Mak Mani-Utenam, une petite baie du Fleuve St-Laurent enclavée dans la ville de Sept-Îles (Québec).
Cette première incursion de la réalisatrice dans le long-format de fiction lui permet de pousser son étude de l’adolescence et des relations interpersonnelles entre ces jeunes. Ici, elle offre à voir la puberté dans un contexte particulier, celui d’une communauté indigène, les Innus, dans la réserve d’Uashat. Rarement dépeint sur les écrans, elle fait l’objet de nombreux fantasmes et clichés (pauvreté, chômage, violence, alcoolisme, etc.), souvent au détriment des personnes qui y vivent. La démarche de la cinéaste semble ici sincère, et la co-écriture du scénario avec une native y a sans doute contribué. Elle filme avec poésie ces personnages dans l’immensité et la beauté des paysages, tout en montrant la fragilité de cet écosystème et les menaces qui pèsent sur ce territoire en proie à des disputes sur les ressources minières qu’il abrite et leurs propriétaires, évoquant par touches les relations et tensions entre autochtones et allochtones.
Dans la séquence d’ouverture, sur la plage, après la pêche nocturne de capelans, en montrant la famille Vollant, et en centrant Mikuan et Shaniss autour du feu lorsqu’elles chantent, la réalisatrice pose les jalons majeurs du film : les relations interpersonnelles, en famille et en amitié. Elle signale l’importance de ces deux arcs, et des relations au sens large dans le récit, et dans cette communauté.
« Ici, on dit nuitsheuan. Ça veut dire « mon ami ».
Mais moi, je t’appelle « neshim », comme une sœur…»
Les règles qui régissent la relation entre les deux jeunes filles sont tacites. Ce n’est que par les manifestations sporadiques de la voix-off, ici Mikuan, que l’on peut réaliser, avec ses propres mots, l’étendue du lien qui les unit : « Ici, on dit nuitsheuan. Ça veut dire « mon ami ». Mais moi, je t’appelle « neshim« , comme une sœur, je ne sais plus depuis quand. Depuis toujours, il me semble. »
Pour son amie, plus qu’une sœur, Mikuan est aussi une figure maternelle et tutélaire qui remplace sa mère. Les premières minutes du film présentent Shaniss comme étant une fille unique, élevée par une mère seule, défaillante et absente durant tout le film. À une exception près, lorsque, Shaniss, 6 ans, se rend en pleine nuit chez Mikuan pour qu’elle vienne l’aider. On découvre alors la mère, à terre dans le salon, inanimée et semblant sous influence. Les deux amies, sans échanger un mot, la transportent tant bien que mal du salon à son lit, dans la pièce voisine.
Elles ont des rôles bien établis dans la vie l’une de l’autre. La petite Vollant est une ancre pour son amie. Dès sa première apparition, Shaniss est montrée comme un membre à part entière de la famille Vollant, pêchant la nuit avec eux. Jusqu’au lendemain, lorsqu’ils rentrent à la maison familiale, et sortent les victuailles de la veille, rien ne laisse présager qu’elle n’est pas des leurs. L’indicateur qui trahit une différence intervient un peu plus de 5 minutes après le début du film, lorsque Mikuan demande à sa mère si son amie peut rester pour souper et dormir chez eux. La réalisatrice illustre tout au long de la première partie du récit les moments qui cultivent la proximité, l’intimité et l’amour entre eux. Les Vollant sont devenus la famille de substitution de Shaniss. Un lien qui sera prolongé par la naissance de sa fille Nishkiss, fruit de sa relation avec Greg, un jeune de leur communauté.
Chaque membre de la famille de Mikuan, de son frère à ses parents, devient un alloparent pour cet enfant, se relayant ensuite pour la consoler, en prendre soin et la protéger lorsque son père commence à battre sa mère. Si cette dynamique et l’intimité de leurs relations peuvent être remises en question dans un contexte euro-centré, ici, dans cette famille et communauté soudées, elles sont parfaitement acceptées et jamais questionnées, ni par les personnages, ni par la réalisatrice. Cette dernière en joue même, en laissant ces liens se nouer et leurs conséquences se dérouler sous nos yeux, sans jamais introduire le doute ou un jugement, donnant l’impression, presque comme dans un documentaire, d’une observation des personnages et de leur intimité dans leur habitat naturel.
« Nutshimit n’est pas un lieu. C’est l’immensité.
La réserve est un lieu. Je déteste ce mot.
Mais puisqu’il existe, il faut la nommer. »
L’incursion de Mikuan dans le milieu littéraire, à travers sa participation à l’atelier d’écriture, ouvre la porte à une série d’interrogations et de remises en question de ses dynamiques familiales, amicales et communautaires. Ce pas de côté, littéral et figuratif, de l’adolescente, en dehors des frontières de sa communauté, enclenche un changement lent mais profond en elle, qui aura des répercussions sur ses proches, la façon dont elle les voit et interagit avec eux. L’atelier et l’écriture deviennent des lieux, physique et imaginaire, de découverte et d’introspection d’elle-même. Elle manifeste, par l’écrit qu’elle présente au concours, le chemin qu’elle a parcouru, et offre à sa famille, à sa communauté, les fruits de ses réflexions et apprentissages dans la sphère intime, celle de son esprit et de sa plume.
Tant que Mikuan ne fréquentait que ses semblables, de la réserve, et en premier lieu desquels Shaniss, elle était dans les codes de comportement social de son groupe. Elle a été socialisé et donc conditionné ainsi dans sa communauté. Mais dès lors qu’elle s’aventure en dehors de la réserve, en allant à l’atelier d’écriture, rempli d’étrangers (à majorité Blanc), dont son futur copain, Francis (Étienne Galloy), alors elle trahit les siens aux yeux de son amie qui, elle, opère pleinement dans le cadre et les codes de leur groupe social, les Innus. Shaniss apparaît menacé par ce talent et sa découverte soudaine. Menace qui sera accentuée par l’introduction du petit ami de Mikuan, Francis, un jeune Blanc rencontré en boîte et avec qui elle a noué des liens à l’atelier d’écriture.
Cette première incursion en dehors d’Uashat marque le début d’une série de décisions autonomes et personnelles qui vont amener l’héroïne à se recentrer sur elle, loin des problèmes de son amie, pour enfin exister comme individu, alors que jusque-là, elles étaient inséparables. Elle entame une réflexion sur elle-même, ses besoins, ses ambitions, et sur le concept de liberté. Pourtant, ce dernier n’existe pas dans sa langue, comme elle l’écrit dans le texte qu’elle présente au concours auquel elle participe :
Dans ma langue maternelle, le mot liberté, au sens large, n’existe pas. Il n’y avait pas de limites. Il n’y en avait jamais eu. Il faut peut-être connaître la captivité pour se figurer ce que c’est la liberté. Je cherche un mot qui pourrait s’en rapprocher. Peut-être « Nutshimit ». Nutshimit, c’est la paix. Le silence du ruisseau qui suit sa route, enfouit sous un mètre de neige. Nutshimit n’est pas un lieu. C’est l’immensité.
Au-delà de sa réflexion sur la liberté, et en particulier la sienne, ce texte met en lumière la vision qu’elle a développée de son identité, qu’elle a jusque-là associée à quelque chose de tangible, son lieu d’habitation :
La réserve est un lieu. Je déteste ce mot. Mais puisqu’il existe, il faut la nommer. Je crois qu’il est possible, sans s’en rendre compte que le lieu qu’on habite déteigne sur soi. De croire ces personnes qui nous dictent qui l’on est, de nous restreindre à un quotidien peu ambitieux et d’accepter docilement que nous sommes nés sans envergure. La fierté n’est pas une émotion refoulée, ni des plumes portées sur les cheveux, ni des perles cousues sur ma veste. La fierté est quelque chose qui se construit. Pour se tenir droit, il faut d’abord croire qu’on est légitime. Et ici, peut-être, on peut se figurer ce qu’est la liberté.
Tout comme son identité, sa relation à Shaniss était, jusqu’à cette réalisation, tributaire de la réserve. C’est par l’écriture qu’elle conjure ses fausses croyances et s’émancipe, sans avoir peur de trahir les siens, sa communauté et les relations qu’elle y a nouées. Par ce texte, l’héroïne témoigne de la fin d’une étape de sa formation. Si sa rencontre avec l’écriture est l’élément déclencheur de son parcours pour devenir auteure/autrice, on peut voir Kuessipan comme l’incipit du bildungsroman de Mikuan Vollant.
Ce parcours et ces changements sont d’autant plus intéressants à observer qu’ils s’accomplissent en parallèle du changement de saison. Lorsque le film s’ouvre, elles sont enfants. Le temps semble clément et sec, les accents de lumière, eux, sont majoritairement chauds. Ce qui laissent penser que le récit commence à la fin de l’été, voire le début de l’automne. Très vite, l’adolescence arrive. Elles ont 16 ans, et nous les retrouvons en boîte, en plein cœur de l’hiver, avec l’incursion de la neige dans le paysage et le changement subtil des gardes robes. Puis, de plus en plus de scènes sont tournées en intérieur. L’hiver et sa grisaille perdurent et apportent son lot de problèmes. Lorsque le dénouement arrive, les couleurs chaudes et les scènes en extérieur reviennent. L’héroïne a fini son hibernation. Sa réflexion a porté ses fruits, comme l’indique le texte qu’elle a écrit pour le concours. Pour le moment présent, elle est arrivée au bout de son parcours dans sa communauté.
La réalisatrice dit de ces deux héroïnes qu’elles « portent en elles deux forces qui s’opposent et se nourrissent : partir, rester ». Si Mikuan finit par quitter les frontières physiques d’Uashat, c’est pour s’émanciper des peurs et limitations dont elle a hérité, pour se découvrir et nourrir son talent. Ce départ, comme son texte, sont un pied de nez à cette dualité, car elle a réalisé que son identité, ses relations et liens à la communauté innue perdureront au-delà des limites de la réserve, « car si mes pieds se laissent attirer par l’ailleurs, si ma tête ne se lasse pas d’explorer l’horizon, je serai toujours où mon cœur est attaché. C’est peut-être un peu cela la liberté », comme dirait-elle.
Kuessipan est un film réussi qui, s’il ne réinvente pas le genre du teen movie, donne à voir une vision nouvelle du passage à l’âge adulte et des tribulations de l’adolescence, emplie de beauté et de tendresse pour les personnages. Les actrices principales, Sharon Fontaine-Ishpatao et Yamie Grégoire, elles, portent ce film de bout en bout, et livrent des performances bouleversantes.