La Compagnie Ka présente jusqu’au 19 avril au théâtre Le Mouffetard, Variations sur le modèle de Kraepelin (ou le champs sémantique des lapins en sauce) de Davide Carnevali, dans une mise en scène de David Van de Woestyne.
Ce huis clos traite de la maladie d’Alzheimer à travers les variations de la mémoire d’un personnage, le père, bloqué en 1944, au temps de la guerre, même si son corps, lui, est bien ancré dans le temps présent, dans les années 2000. Son fils (Guillaume Clausse), lui, tente tant bien que mal de suivre cet esprit pris dans les remous de souvenirs réels et imaginés.
Dans leur appartement, les jours, comme les nuits, sont noirs et la seule chose qui n’a pas changé de nom, c’est Dieu, selon le père, tantôt joué par Arnaud Frémont, tantôt par une marionnette. Une heure dix durant, père et fils dansent une valse métaphorique où souvenirs et fabrications de la mémoire s’imbriquent, dans un magma que ni l’un, ni l’autre ne peut dénouer. Le médecin, homonyme du psychiatre allemand Emil Kraepelin, joué ici par Elsa Tauveron, est le médiateur de cette psychose. La comédienne vient ponctuer de ses brèves apparitions le face-à-face qui oppose père et fils. Entre conseils et expérimentations, le médecin accompagne le fils dans la dégénérescence programmée, et avancée, de son père, et facilite à sa façon l’acceptation de la maladie.
Les lapins, s’ils sont en sauce dans le titre, sont nombreux et protéiformes dans le texte.Sur le plan métaphorique, il s’apparente à ce mot qui n’est jamais prononcé, Alzheimer, comme un tabou ou une réalité difficilement acceptable et vivable. Il est aussi un marqueur important dans l’histoire du père, à la fois symbole attaché à une personne chère et aimée, et à un drame. C’est un objet concret, qui prend la forme d’une peluche, que le père garde en permanence avec lui. Ce lapin, ici en sauce, est aussi son plat préféré. Ainsi, le lapin, telle une matriochka, renferme les différentes couches de la mémoire du personnage.
D’ailleurs, si le récit de l’amnésie et de la déchéance de cet homme occupe une place centrale dans la pièce, les divagations que le personnage offre sont les piliers d’un deuxième récit, parallèle. Ce dernier présente une réflexion sur l’Europe. Selon le père, la guerre dure depuis 50 ans, seul le nom de l’ennemi a changé, aujourd’hui, c’est ce qu’il appelle le libéralisme ou le capitalisme. Ainsi, le récit individuel est une porte d’entrée dans le récit collectif et permet de souligner, un peu comme une parabole, les effets de l’amnésie collective.
Cette juxtaposition est d’ailleurs très bien illustrée dans la mise en scène dynamique de la pièce. Le spectacle offre une immersion, visuelle et auditive, intense dans la psychose du père, à mesure qu’elle progresse. D’un décor très fourni, avec table, chaises, télévision, frigidaire ou encore cuisinière, on passe lentement vers une scène dégarnie, où seuls les personnages demeurent. Un peu comme les souvenirs du malade qui peu à peu se raréfient et se dénudent de toutes fictions, pour accoucher d’une révélation qui est la clé de l’ensemble de la pièce, un événement fondateur du récit et de l’oubli.
Si les éléments du décor s’amenuisent progressivement, la lumière aussi. En effet, alors que les jeux de lumière sont fréquents au début, la salle passe souvent dans le noir, pour finir par l’adopter de façon quasi-exclusive. Ici, la lumière joue un rôle symbolique puisqu’elle permet d’accentuer la progression des troubles de la mémoire du père. Chaque tableau apporte son lot de souvenirs et de mots oubliés, le rapprochant lentement, mais surement de l’abysse.
La Compagnie Ka offre ici une pièce remarquable, présentant avec beaucoup de poésie et un jeu d’acteurs juste une maladie dont on parle peu.
Informations pratiques
- du 2 au 19 avril 2019, du mardi au samedi à 20 h, dimanche à 17 h
- représentations scolaires : jeudi 11 et mardi 16 avril à 14 h 30
Crédit photo: ©Compagnie Ka