En salle le mercredi 10 avril, Les Oiseaux de passage (Pajaros de verano) de Ciro Guerra et Cristina Gallego est un film pour le moins singulier. En 2018, le film a été primé au Festival Biarritz Amérique latine, a ouvert la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes et a également été sélectionné pour représenter la Colombie aux Oscars.
1968, dans le désert de Guajira, au nord-est de la Colombie, et à la frontière avec le Vénézuela, des clans du peuple amérindien Wayuu (peuple amérindien majoritaire en Colombie et au Vénézuela) vivent en autarcie, modestement, avec leurs coutumes et croyances ancestrales, à l’abri des influences étrangères.
Après un an, seule à l’isolation, la jeune Zaida (Natalia Reyes) devenue femme, doit être mariée. Son prétendant, Rapayet (Jose Acosta), un commerçant, vit à l’extérieur des terres de la tribu. S’il est le neveu d’un palabrero respecté, Peregrino, il suscite la méfiance immédiate de la matriarche Úrsula, mère de la jeune femme et gardienne du talisman du clan.
Leur union fatidique met en place les éléments d’un drame familial qui s’étend sur une décennie. Un drame en quatre actes qui met en scène la naissance du narcotrafic en Colombie et la guerre des clans qu’elle va engendrer chez les Wayuu.
Pour ce film, le réalisateur Ciro Guerra, après le succès international de L’Étreinte du serpent (2016), a décidé de co-réaliser avec sa productrice et épouse, Cristina Gallego. Le duo s’est ainsi appuyé sur une période peu connue de l’histoire de la Colombie, la Bonanza marimbera, s’étalant de 1975 à 1985 pour construire leur récit.
C’est durant cette décennie qu’est né le narcotrafic dans le pays. Avec le développement du commerce de marijuana avec les États-Unis, ce sont des clans et des familles de narcotrafiquants qui ont vu le jour dans les départements de La Guajira, Cesar et Magdalena. Mais si le trafic de drogue sert de toile de fond à ce film, ce sont bien les Wayuu et les clans qui les composent qui en sont au centre.
Des allures de tragédies grecques
Peint en quatre tableaux symboles de quatre époques et saisons différentes pour les clans, Les Oiseaux de passage s’articule comme une tragédie grecque.
Les clans unifiés de Rapayet et Zaida entrent en business avec celui du cultivateur Aníbal (Juan Martínez), lorsque Rapayet et son ami Moises (Jhon Narvaez) rencontrent des Américains à la recherche de marijuana. Ils réalisent l’opportunité commerciale derrière la plante, bien plus rentable que le café, et enfreignent les propres règles de leur peuple en faisant commerce avec les Américains.
Comme dans beaucoup de tragédies grecques, on retrouve ici la figure de l’oracle dans le duo formé par la matriarche et sa fille. Úrsula, gardienne du talisman protecteur du clan, et sa fille pratiquent leur propre version de la mantique, une pratique intuitive qui repose sur l’interprétation de signes présents dans la nature et dans les rêves, qui sont donnés par leurs ancêtres pour guider leur avenir et les prévenir de dangers potentiels.
Côté décor, le film réussit à créer une ambiance suffocante à mesure que le récit progresse, et ce, malgré l’immensité du désert, de la plage et de la forêt, et l’apparente vivacité de la vie du clan.
Dans cette étendue aride où se passe l’essentiel de l’histoire, on assiste à la mise en place d’un huis clos habile et ingénieux, qui se ressert et se restreint progressivement autour du clan.
La richesse, si elle leur amène des biens matériaux – une sorte de manoir, des 4×4 et de nombreuses armes – et une apparence graduellement similaire à celle des Gringos, les isole et les écarte ultimement de leurs traditions, de leurs valeurs et d’eux-mêmes.
Le film est d’ailleurs construit pour permettre une lecture programmatique du récit. Ainsi, le titre des 4 chapitres révèle leur destin durant cette décennie noire : Chanti II « Les Tombes », Chanti III « la prospérité » pour finir au Chanti IV à « La Guerre ».
Tous les éléments sont réunis pour attirer les passions : l’amour, la famille et l’amitié. Une trinité corrompue par l’argent, l’avidité et une certaine vision, toxique, de la masculinité, qui amène son lot de rivalités et l’application d’un code d’honneur brutal.
Cette alliance et cette entreprise vont ainsi ultimement les mener à leur perte, qui ne sera pas seulement celle de leurs vies, mais de leurs coutumes.
Un film de gangsters efficace et rafraîchissant
Lorsque le film s’ouvre sur cette danse rituelle, aérienne et sensuelle, on assiste à une cérémonie sacrée fondamentale chez les Wayuu. Les réalisateurs nous offrent une immersion incroyable lorsque la caméra danse, elle aussi, autour et au rythme des futurs époux. Dans la négociation et la concrétisation de cette union, le spectateur assiste à la mise en œuvre d’un pouvoir particulier, celui des femmes du clan. En effet, les Wayuu vivent selon un schéma de familles matrilinéaires.
Úrsula, la matriarche, est mis en avant dans le récit très tôt et signale par son assise sur les autres femmes, sur sa propre fille et sur son prétendant, la place, les devoirs et les pouvoirs qu’elle possède dans le clan, et plus largement à l’échelle des Wayuu de sa région.
Ainsi, une des grandes réussites de ce film c’est le nombre et la force de ces personnages féminins. À l’inverse d’autres films sur l’univers des narcotrafiquants, comme Scarface, American Gangster, King of New York ou New Jack City, ici les femmes ont une place pivot dans le récit.
La place qui est donnée aux femmes, et Úrsula plus particulièrement, est centrale au bon fonctionnement du clan, du business, mais aussi à la transmission des coutumes. Elle instruit les négociations et guide son gendre, tout en imposant le respect et les codes de leur peuple. Avec ses petits-enfants, elle est à la fois une protectrice, une seconde mère et une cheffe de clan. Elle s’occupe par ailleurs de l’instruction et de la transmission des traditions et rites auprès de sa petite-fille, comme elle continue de le faire avec sa fille. Ce qui est assez paradoxal ici, c’est que malgré cette position de force, elle finit écrasée par le poids des vanités des hommes et de leur code d’honneur.
La part des hommes, elle, est significative dans l’action car ils en sont les moteurs. Pourtant, on notera que le jeu impénétrable et tout en retrait d’un protagoniste comme Rapayet – et Aníbal dans une certaine mesure – n’est pas toujours compréhensible et justifié.
Au bout du compte, si Les Oiseaux de passage est une vraie belle surprise, sa structure, elle, est assez typique du genre. On retrouve le schéma qui amène les héros à un enrichissement rapide des protagonistes, suivi d’un état de plateau où tout semble en apparence aller – mais durant lequel se développent l’avidité, la jalousie et aussi l’imprudence et le sentiment de toute-puissance de certains – qui va les faire vaciller vers une guerre fratricide, pour finir dans un certain chaos.
Crédits photos: Diaphana