Otto Dix: un artiste tourmenté par les horreurs de la guerre

Naissance et Engagement dans la Première Guerre Mondiale 

Né en 1891 à Untermhaus, près de Gera en Thuringe, Otto Dix est issu d’un milieu ouvrier. Après avoir suivi des cours de dessin dans sa jeunesse, il sera élève de l’Ecole des Arts Appliquées de Dresde de 1909 à 1914. Cette école est d’ailleurs l’un des centres de l’expressionisme germanique. Il y apprend les nouveautés du « Blaue Reiter », du « Brücke » et du Futurisme, et s’y spécialisera dans le portrait.

Après avoir suivi une formation de mitrailleur en 1915 et participé à ce titre aux campagnes de l’armée allemande, Dix s’engagera volontairement dans la Première Guerre Mondiale en tant que soldat. Il combattra sur les fronts français et russes, et sera gravement blessé à plusieurs reprises.

Après la guerre, il rentrera dans sa ville natale, Gera. S’en suivra un séjour à Dresde pour achever ses études à l’Académie des Arts Plastiques. La guerre, dans laquelle il s’était engagé volontairement, influencera largement son expression artistique ainsi que sa personnalité. Il sort de cette guerre en révolté et pacifiste.

La Guerre comme déclencheur d’un nouveau souffle artistique

Son retour à Dresde sera l’occasion de la création du Groupe 1919 avec son ami Conrad Felixmüller (1897-1977).

Ce sera aussi le début de ses collages dada, un des mouvements auxquels il s’essayera.

Marqué par l’horreur de la guerre, Dix en fera la base de ses œuvres. Son travail porte bien davantage sur la terre comme victime de la guerre, bien plus que sur les conséquences des combats sur les corps, ou la violence de la guerre. En 1922, lorsqu’il s’installe à Düsseldorf, Dix intègre l’association artistique « Das Junge Rheinland ».

Habitant à Berlin entre 1925 et 1927, Dix atteint l’apogée de son art. Il intègre alors le mouvement de la « NEUE SACHLICHKEIT » ou Nouvelle Objectivité et en sera considéré comme le chef de file, aux côtés de son ami Georges Grosz, lui aussi peintre et vétéran de la guerre.

Lorsqu’en 1923 il présente la toile « La Tranchée », décrivant les corps démembrés et décomposés des soldats, Dix provoque la fureur du public de la Wallraf-Richartz Museum, qui a dû la cacher derrière un rideau.

Ce n’est donc pas une surprise qu’en 1933, lorsque les dignitaires nazis arrivent au pouvoir, qu’il soit l’un des premiers professeurs d’art à être renvoyé de son poste de la « Kunstakademie » de Dresde (il y a été nommé en1927). Ainsi, en 1937 ses œuvres sont classifiés dans la catégorie d’art « dégénéré ».

260 de ses œuvres sont d’ailleurs retirées des musées nationaux, tandis qu’une partie est brûlée.  Plusieurs de ses œuvres sont présentées lors de la fameuse exposition « Entarterte Kunst » (« Art dégénéré »), organisée par les fascistes. Elles sont ensuite brûlées, dont le sulfureux « La Tranchée ».

Très rapidement s’en suit pour l’artiste une interdiction d’exposer. Ses œuvres sont d’ailleurs retirées de toutes les galeries d’Allemagne.

Et c’est tout naturellement, suivant cette logique de répression, qu’il est arrêté puis enfermé par la Gestapo en 1938 pour avoir appartenu jusqu’en 1933 à la Ligue de Défense des Droits de l’Homme et avoir intégré une caricature d’Hitler dans son tableau les « Sept Péchés Capitaux ».

Dix s’éloignera progressivement, et ce jusqu’à sa mort, le 25 Juillet 1969, des nouveaux courants artistiques allemands.

Genèse de « Der Krieg » : les pratiques artistiques de Dix

L’après-guerre est une période où Dix va affirmer son style, à la fois très graphique et mouvementé, mais aussi agressif et relevé par de couleurs acides et froides.

Il exécutera dans son œuvre d’après-guerre une description acerbe de son époque.

Après une période dada, sa manière de peindre se modifie pour s’attacher à l’horreur de l’après-guerre : il adopte un style réaliste, comme en témoigne « La Tranchée » ((1920-23).

Et afin d’atteindre une qualité de peinture la plus impersonnelle possible, Dix adopte les techniques anciennes : en témoigne son usage de la Détrempe* et du Glacis*.

Ce sont la violence expressionniste et l’amère ironie dadaïste, auxquelles s’ajoute l’influence de la peinture allemande du XVème et XVIème siècles, qui inspirent Dix dans l’élaboration de son langage. Ce dernier est caractérisé par un regard critique sur la guerre et l’existence humaine, dont il dévoile les hypocrisies et les malaises.

« Der Krieg » – « La Guerre»: fruit horreurs de la guerre 

Ma démarche d’analyse suivra la chronologie de la journée du soldat type, comme le suggère l’agencement du triptyque, nous irons de gauche à droite, pour finir par la prédelle.

Une phrase de Dix va permettre d’étayer l’analyse :

« Pour moi, en tout cas, l’Objet est le fait premier (…) c’est pourquoi il m’a toujours paru de la plus grande importance de m’approcher le plus possible de la chose que je vois ».

Ce qu’il dit illustre bien le fait que sa peinture est un mélange optique et non chimique, selon le principe même du Glacis, qu’il utilise ici.

DER KRIEG OTTO DIX

Le triptyque « La Guerre » a été réalisé entre 1929 et 1932. Le tableau a été peint sur du bois grâce à la technique de la Tempera : c’est une technique fondamentale, qui est caractéristique de la peinture rupestre médiévale et antique. Elle fut utilisée dans de nombreuses églises, chapelles etc. Cette technique a été d’usage courant jusqu’à la fin du XVème siècle, date à laquelle, elle fut remplacée par la peinture à l’huile. Puis, elle a été réutilisée au début du XXème, par de nombreux artistes, qui voulaient atteindre la perfection dans la transparence et la profondeur de leurs teintes. (Les pigments sont liés à l’aide d’un médium à l’œuf rien que le blanc, ou le blanc et le jaune, et parfois, à l’aide d’un médium composé de jaune d’œuf, de blanc d’œuf, et d’huile de lin.)

Le tableau « Der Krieg » est composé d’un panneau central d’une dimension de 204x204cm, de deux panneaux latéraux qui font chacun 204x102cm, et d’une Prédelle (Partie inférieure d’un retable, développée horizontalement, qui sert de support aux panneaux principaux. Elle peut être composée d’une seule planche en longueur, ou de plusieurs éléments) de 60x204cm, composée d’une seule planche en bois.

Ce triptyque a été conspué dans les années 30 pour son « défaitisme » et pour la « souillure » qu’il inflige aux vertus héroïques allemandes. Dix, par la parodie du modèle du retable médiéval, y traduit la Passion du soldat, en le montrant victime d’une violence atroce.

Panneau latéral gauche 

Ce panneau figure le départ dans le brouillard, des soldats vers le front, rangés en ordre de bataille, les uns derrières les autres et tournant le dos.

Au premier plan, on aperçoit deux soldats de dos, portant un casque métallique sur la tête, et leur paquetage. Ils représentent le bout de la rangée de bataille. La forme arrondie de leur casque ressemble à celle des casques en Feldgraw et signale qu’ils font parties de la division d’infanterie allemande.  Tandis que leur arme signale leur grade de tirailleur.

On distingue aussi la tête casquée de plusieurs autres soldats à perte de vue. L’épais nuage qui se dresse au-dessus de leur tête est noir, comme pour signifier la mort ou préfigurer les horreurs de la guerre dans laquelle ils s’embarquent.

Leurs armes se démarquent du paysage comme pour souligner leur fonction meurtrière. À gauche comme à droite du tableau, elles sont alignées vers un espace incertain, voilé par la brume.

Le fait qu’ils aient le dos tourné peut signifier la résignation des corps, le fait de vouloir en découdre coûte que coûte avec l’ennemi. Les corps des soldats qui arrivent de la gauche, pour fermer la marche, semblent comme ensevelies par le brouillard.

La destruction n’est présente qu’à moindre échelle dans cette partie-ci du triptyque. En effet, seule la roue, unique reste d’une mitrailleuse de type Krupp Field, casse le paysage, qui est du reste sans débris.

Panneau central

Le volet central reprend la composition de « La Tranchée ». Il présente en effet une vision d’épouvante au premier plan à gauche, en la personne du soldat recouvert d’un masque à gaz. Il est le seul survivant de cette tranchée effondrée.

Sont visibles également des cadavres qui achèvent de pourrir. Un squelette est demeuré avec l’index pointé vers le personnage de droite, accroché à la branche d’un arbre, au dessus du soldat masqué. Ce masque est une façon de notifier l’utilisation de gaz comme arme, et est surtout une manière de souligner l’emploi du Chlore par l’armée allemande. Il s’agit d’ailleurs de la première arme chimique. L’utilisation de gaz est une des spécificités de cette guerre. Cette nouvelle arme change radicalement la donne pour les nations en guerre et préfigure la radicalisation des armes de guerre.

L’espace est saturé de corps, de débris, de formes déchirées. Le paysage est traversé par des traits verticaux hérissés. Les cieux sont aussi inquiétants que dans les panneaux voisins. En effet, on y constate des nuées et des tourbillons rougeâtres, sans doute en référence à « La bataille d’Alexandre à Issos » d’Albrecht Altdorfer. Ces traits et ce ton rougeâtre font figures de signes avant-coureurs de la catastrophe, qui s’étend d’ailleurs à la nature, annihilée dans le triptyque.

On a affaire au carnage dans la tranchée : en haut à droite du tableau, on distingue les jambes d’un mort, constellées de pustules et de blessures purulentes, comme les membres du Christ dans le « Retable d’Issenheim » de Mattias Grünewald. La peinture cultive l’illusionnisme jusqu’au morbide insupportable des chairs putréfiées, comme on peut le constater au premier plan en bas. Le côté morbide est souligné par les tons rouges employées ici.

Quant aux corps des combattants, ils perpétuent la mémoire des douleurs du conflit. Le traumatisme des corps conduit à l’exclusion de toute vie, notamment visible par l’absence de végétaux. Le paroxysme du spectacle de la destruction matérielle et humaine se trouve dans le panneau central.

Il ne reste tellement rien, qu’on arrive à distinguer le néant de l’horizon. C’est un vrai paysage de désolation qui illustre les dégâts humains et matériels occasionnés par la guerre.

Panneau latéral droit

Ce panneau figure le retour des blessés du front.

Au premier plan, on aperçoit le soldat Dix en personne, traînant l’un de ses camarades pour tenter de le sauver des décombres. Les traits de son visage blafard sont assez nets. À ses pieds se trouve un jonchement de cadavres dont l’un porte un masque à gaz. C’est une figure que l’on a déjà rencontrée sur la partie centrale du triptyque.

Le contraste entre les couleurs chaudes et froides est saisissant dans cette partie du tableau. On distingue nettement une mise en soulignement du corps de Dix portant son camarade à bout de bras, par rapport au feu en arrière plan. C’est l’héroïsme qui est mis à l’honneur ici. Cependant, cet héroïsme est ridiculisé par le décharnement total des corps, qui ont perdus la prestance que leur offrait le port de l’uniforme de l’armée allemande. Cette couleur blanchâtre fait apparaître les deux figures comme étant des morts-vivants, et leur donne un aspect fantomatique, bien qu’ils soient les seuls survivants de cette guerre.

Ici, l’arrière-plan est beaucoup plus menaçant qu’auparavant, puisqu’en plus des nuages devenus noirs, le feu est présent, comme pour souligner et redoubler le danger.

Prédelle

La prédelle centrale du triptyque représente en perspective une sorte de caisse en bois où sont entassés, comme en un cercueil, les cadavres des victimes tombées au cours des affrontements.

Cette partie du tableau est assez ambigüe à vrai dire car on ne peut pas dire avec certitude si l’on a affaire à des dormeurs ou à des cadavres de soldats, allongés sous une toile de tente. Seul le rat aux pieds du premier corps pourrait faire pencher pour l’hypothèse des cadavres.

Les jeux de contrastes sont beaucoup plus faibles dans cette partie, puisque seules le rouge orangé et le jaune s’opposent.

Cette partie du tableau peut figurer la phase ultime de la journée : le sommeil réparateur de ceux qui ont combattu.

 

Pour conclure cette présentation, « Der Krieg », oeuvre commencée une dizaine d’année après la WWI, est une lente construction où s’examine aussi la mémoire de guerre

Ce triptyque s’inscrit dans la continuité du tableau « La Grande Ville », peint en 1928, et où Dix exposait l’ampleur du traumatisme et tente un exorcisme. Ce que l’on peut noter entre ces deux triptyques c’est la volonté de présenter une idéologie qui fait de la violence une fécondation et du traumatisme une naissance, celle de l’homme, du peintre mais aussi d’un nouveau moyen d’expression.

Cette œuvre monumentale donne à voir un style brillant et brutal, mais aussi toute la violence et les conséquences de la guerre : comme la nature profondément bouleversée, la ville dévastée, les macabres restes humains, les signes visibles et déchirants de la furie aveugle des affrontements armés.

Dix a laissé de la société allemande pré-nazis une représentation saisissante et une vision dotée d’une vérité parfois à peine supportable, qui ont fait de lui un incompris en son temps. Ce n’est qu’au moment des diverses réactions figuratives, face au Subjectivisme de l’abstraction dans les années 45-60, qu’il sera compris.

*Détrempe: c’est une technique de peinture à l’eau. L’aquarelle, la gouache, entre autres, sont des détrempes, mais aussi ce que l’on nomme les peintures à la colle. Synonyme de Tempera)

*Glacis: C’est une méthode ancestrale largement utilisée par tous les grands maitres de la peinture classique. Il favorise la profondeur et l’intensité de la couleur ; le glacis n’est ni un frottis, ni un vernis coloré, encore moins un jus. C’est une couche transparente appliquée sur une couche plus opaque bien sèche. Cette couche est constituée d’un médium auquel on a ajouté une petite quantité de pigments. La lumière qui la traverse se charge de sa propre coloration avant de plonger dans les couches précédentes ; puis elle revient vers l’œil, enrichie, modifiée une nouvelle fois par les passages dans ces filtres colorés. Le cheminement de la lumière à travers les couches transparentes des glacis, plus long que sur une surface opaque, donne à la couleur perçue un éclat et une intensité incomparables. On dit que le glacis fait « monter  » la couleur. Dans ce cas, la couleur n’est pas un mélange chimique, c’est un mélange optique.)

Sources:

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